Géologie poétique

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Ou comment le scientifique peut continuer à s’émerveiller

Les géologues qui dressent les cartes géologiques sont des professionnels.
Les cartes géologiques des Alpes représentent à chaque fois des tours de force physique et intellectuel.

Physique car les escarpements sont explorés un à un. Un échantillon de la taille d’une balle de tennis peut tout changer !
Intellectuel car la chaîne de montagnes alpines est encore très étudiée et n’est pas entièrement comprise (loin de là !).

Mt Viso et randonnée
Le Mt Viso, massif éclogitique (3 841 m)

Aussi, lorsque la notice qui accompagne une carte est lyrique et pédagogique, on a plaisir à lire ce document souvent austère et complexe.
Je vous soumets ici la première page de la notice de la carte d’Aiguilles – Col St Martin 1/50 000 (N°848). Elles est rédigée par une équipe de professionnels pour qui les Alpes représentent le terrain de chasse géologique depuis des années. Pour l’auteur principal, Pierre TRICART, cela fait 30 ans qu’il contribue à mieux expliquer la géologie alpine !

À l’origine des Alpes, un océan séparant un temps l’Europe et l’Afrique. C’est le temps des géologues car cet océan « Téthys » né au Jurassique moyen, il y a 160 Millions d’années, a tout de même vécu 80 Ma !
La mémoire de cet océan disparu est omniprésente dans les roches et les paysages du Haut-Queyras et du Viso, régions des Alpes franco-italiennes que couvre la feuille Aiguilles-Col Saint-Martin.
Les « Schistes lustrés » qui façonnent les montagnes si douces et pourtant si hautes du Queyras sont issues des boues argileuses et calcaires déposées sur le fond de cet océan.
Guère de fossiles, mais le témoignage des bouleversements sur le fond de l’océan comme l’écroulement de falaises sous-marines ou le glissement de boules rocheuses énormes sur la plaine abyssale. Le témoignage aussi, à la mine de cuivre de Saint-Véran, des minéralisations liées à des sources chaudes sous-marines comparables à celle du Pacifique.
Du socle océanique lui-même proviennent les massifs de « roches vertes », que l’on appelle maintenant ophiolites : du bon rocher propice à la grimpe qui a nom basalte ou gabbro, pour de fiers sommets qui rythment le paysage: Bric Bouchet, pic du Pelvas, Tête des Toillies, et en Italie, le géant, le mont Viso.
Tous différents, ils sont autant d’invitations à découvrir la structure profonde remarquable du petit océan téthysien ; longtemps énigmatique, on comprend maintenant qu’elle révèle une ouverture océanique, exceptionnellement lente, à l’image de l’actuel Atlantique Sud.
En complément, les roches du Haut Cristillan, au Sud-Ouest, ou du col du Longet, aux sources de l’Ubaye, témoignent de la marge européenne de cet océan, une marge continentale passive comparable aux marges actuelles de 1′ Atlantique.

 Vient le temps de la marge active. L’autre lecture à laquelle invite la carte géologique est en effet celle des événements qui ont accompagné la disparition de l’océan. Conséquence d’un rapprochement de l’Europe et de l’Afrique à partir du Crétacé supérieur (80 Ma), l’océan a plongé en profondeur sous la marge africaine, à la faveur d’une subduction.
À l’emplacement des Alpes était alors une marge active comme celle du Japon ou de Taïwan.
Quelques lames de socle et de sédiments d’abord rapidement entraînées en profondeur avec le gros du matériel océanique, ont cependant échappé à un enfouissement durable synonyme de destruction : rapidement remontées, elles s’accumulent les unes sous les autres, construisant une pile d’écailles, un prisme d’accrétion, comme ceux qui bordent actuellement les fosses de subduction autour du Pacifique.
Les meilleurs témoins de cet aller-et-retour en profondeur sont les minéraux de métamorphisme qui indiquent que les roches ont subi des pressions de plus en plus fortes puis à nouveau plus faibles, sans avoir trop eu le temps de se réchauffer.
La notice de la carte détaille ces recristallisations qui ont transformé les basaltes, les gabbros et les sédiments du Queyras en Schistes bleus à plus de 30 km de profondeur. Dans le massif du Viso, des roches remarquables, emblématiques, les éclogites, sont ainsi nées entre 50 et 80 km de profondeur. Au col du Longet, d’autres éclogites, récemment découvertes, indiquent que la marge européenne de l’océan a elle-même pu subir la subduction.
C’est durant le retour vers la surface que les Schistes verts remplacent partiellement les Schistes bleus et font que les Schistes lustrés sont « lustrés » et les roches vertes sont vertes.
À la lecture de ces événements on comprend que les ophiolites du Queyras et du Viso sont rescapées d’un processus qui a englouti définitivement la quasi-totalité de l’océan, et qu’elles n’en représentent qu’une infime partie.

Vient enfin le temps des hautes montagnes. Le retour vers la surface des rescapés de la subduction, s’accompagne d’une succession de phases de plissements et de charriages causées par le rapprochement croissant Europe-Afrique.
Ce sont ces plissements et charriages qui ont fait la célébrité des Alpes depuis plus d’un siècle, illustrant la collision entre les deux continents au Tertiaire, ici plus particulièrement depuis une cinquantaine de Ma.
Intenses sur la feuille Aiguilles-Col Saint-Martin, ces plissements et charriages redéforment le prisme d’accrétion, au point de le défigurer.
C’est l’origine des charnières visibles dans le paysage, même pour un œil non exercé (Tête des Toillies, Roche Noire, crête de la Taillante), et que détaille la carte grâce à des agrandissements (Bric Bouchet, Rocca Bianca). Ces déformations construisent les Alpes que nous connaissons aujourd’hui.

La formation des Alpes se poursuit car l’Europe et l’Afrique continuent de s’affronter. La carte et sa notice intègrent l’approche profondément renouvelée qu’ont les géologues de l’évolution récente à actuelle de la chaîne et pour laquelle le Queyras a constitué une région test.
Cette évolution, esquissée ici il y a une vingtaine de millions d’années, concerne principalement les structures régionales en liaison avec la genèse du relief.
Intégrant la séismicité actuelle et des facteurs de déstabilisation des versants, sa connaissance permet de mieux cerner le risque naturel.

Et si cela vous tente, vous pouvez aller dans les Alpes. Ce n’est pas si loin et la randonnée est merveilleuse.
Tour du Mt Viso en 3 jours